Nicolas Sarkozy n’a pas ménagé sa peine pour obtenir “sa” révision. Quitte à donner de multiples gages à ses adversaires, pour en débaucher quelques uns. Le jeu de rôle qui s’est établi entre Jack Lang et lui, par journal “Le Monde” interposé, pour racoleur qu’il fût, a produit l’effet escompté : une fois de plus et avec talent, il a réussi à mettre la pagaille dans le camp socialiste tout en l’acculant à une posture d’opposition stérile et illisible.
Les « torsions de bras » ont eu raison des parlementaires récalcitrants de sa majorité. Ce fut l’occasion de compter les plus déterminés, peu nombreux, et ceux dont le revirement, affublé de considérations politiques, se mesure plutôt à l’aune de la fragilité électorale.
La révision constitutionnelle vient donc d’être votée ; non pas à une voix de majorité mais à la majorité des trois cinquièmes dépassée d’une voix, ce qui ne signifie pas la même chose : le succès est indéniable, alors que l’UMP et ses seuls alliés n’en disposaient pas au congrès. Elle a été atteinte grâce aux centristes du Sénat et aux radicaux de gauche, au prix d’une réduction opportune du minimum nécessaire à la constitution d’un groupe parlementaire, réduction que les socialistes apprécieront.
Vingt-quatrième révision de la Constitution de 1958 en 50 ans ! En moyenne, une révision tous les deux ans, mais presque une par an depuis le début des années quatre-vingt-dix ! On est loin du discours officiel sur la stabilité du régime. L’instabilité constitutionnelle dont les Français sont les champions a trouvé son tour de passe-passe : au lieu de changer la Constitution elle-même, on la révise à tout bout de champ.
La Constitution de la Ve République a souvent été qualifiée de chauve-souris : mi-parlementaire, mi-présidentielle. La révision de 2008 lui fait subir une mue profonde : d’abord parce qu’elle met fin au « parlementarisme rationalisé » institué en 1958, mais sans que l’on en tire les conséquences nécessaires sur les parlementaires eux-mêmes ; ensuite parce qu’elle affaiblit l’exécutif dans son ensemble au détriment du Premier ministre, mais en ouvrant une question paradoxale sur la fonction même du chef de l’État.
1/ La fin du « parlementarisme rationalisé »
Cet euphémisme désignait la mise du Parlement sous tutelle de l’exécutif. Les rédacteurs de la Constitution l’avaient voulue par réaction aux errements du parlementarisme débridé de la IVe République. La plupart des verrous mis aux débordements parlementaires ont été retirés :
* la maitrise de l’ordre du jour n’appartient plus au seul gouvernement mais est largement partagée avec les bureaux des deux assemblées ;
* le nombre de commissions permanentes, limité à six pour éviter la formation de « contre-ministères », est porté à huit, plus une chargée des affaires européennes ;
* le texte soumis en discussion lors de la première lecture ne sera plus celui du gouvernement mais celui qui sortira des travaux de la commission parlementaire (sauf les projets de loi de finances et de financement de la sécurité sociale) ;
* les assemblées pourront voter des résolutions ;
* le pouvoir de contrôle qu’exerce le Parlement sur le gouvernement est étendu à l’ensemble de l’action gouvernementale et à l’évaluation des politiques publiques, avec l’assistance désormais expresse de la Cour des comptes ;
* le référendum soi-disant d’initiative populaire est, en réalité, remis à l’initiative d’un cinquième des membres du parlement à qui il revient de recueillir ensuite le soutien d’un dixième des électeurs inscrits ;
* enfin, et ce n’est pas rien sur le plan des principes, le parlementaire qui sera nommé ministre retrouvera son siège lorsqu’il quittera le gouvernement.
Même si de nombreuses propositions encore plus audacieuses de la commission Balladur ont été finalement abandonnées, les adeptes du parlementarisme traditionnel ont obtenu l’essentiel de ce qui était nécessaire à la restauration du Parlement dans son rôle et ses responsabilités : c’était souhaitable, mais il faut reconnaître que le changement est d’importance. Du moins sur le papier.
2/ La survie du mal qui vicie la fonction parlementaire
La question porte sur l’intérêt et la disponibilité des parlementaires à exercer réellement leurs nouveaux pouvoirs ; la réponse ne coule pas de source.
Les parlementaires français détiennent le record du cumul des mandats, et cette plaie s’est considérablement accrue sous la Ve République. On en connait la raison historique : à ses débuts, le parti gaulliste n’avait pas d’implantation locale, ses députés ayant été parachutés dans leurs circonscriptions, d’abord en 1958 puis en 1962, pour faire pièce aux élus de la IVe République : leurs sièges étaient donc vulnérables. Aussi ont-ils été systématiquement encouragés, et aidés, à conquérir des mandats locaux dont dépendait leur implantation durable, et dont dépendait aussi la composition du Sénat.
Aujourd’hui, 85 % des parlementaires cumulent plusieurs mandats [1] alors que, chez nos grands voisins, cette pratique est systématiquement découragée, quand elle n’est pas interdite, avec succès puisque les pourcentages de cumul s’échelonnent de 10 à 16 % (et 0 % pour les membres du Congrès américain).
Je ne reviens pas ici sur les raisons de principe qui militent pour la suppression de cette détestable exception française : confusion des intérêts entre les mains de « représentants multicartes », comme on le voit chaque fois qu’un intérêt local interfère avec l’intérêt national [2] ; effet parachute du mandat local qui permet au battu national de se replier sur son donjon local avant de rebondir sans fin ; confusion entre élection nationale et élection locale par identité des protagonistes ; consanguinité et verrouillage du personnel politique qui ne se renouvelle plus guère que par cooptation ou par coup de force.
Hélas, l’UMP a refusé d’y toucher, donnant au passage une preuve supplémentaire du vice de la chose. En se conformant à ce véto, Nicolas Sarkozy a contredit la logique de sa réforme. Les conséquences apparaîtront très vite ; j’en vois au moins deux.
La première s’origine dans la décentralisation : celle-ci n’a pas seulement accru les compétences des collectivités locales ; elle a surtout transféré des pouvoirs considérables à leurs exécutifs. En dépit d’un formalisme pseudo-parlementaire des assemblées locales et d’une surveillance, lointaine et sporadique, exercée par les tribunaux administratifs et les chambres régionales des comptes, depuis la suppression de la tutelle préfectorale ces pouvoirs s’exercent sans contrôle véritable, et parfois sans mesure. Les féodalités, que l’État royal avait mis plusieurs siècles à démanteler et dont l’État républicain avait combattu la résurgence, se sont reconstituées en deux décennies. Désormais les parlementaires de tous bords sont prioritairement attentifs à protéger leurs arrières.
Focalisés sur leurs propres mandats locaux, ni ceux de l’UMP ni le Président n’ont pris sérieusement conscience que les partis de gauche contrôlent la majorité des collectivités locales [3], et qu’ils les contrôlent pour longtemps en raison des moyens que ces mandats leur confèrent pour se prémunir contre tout renversement. Incidemment, on comprend pourquoi le PS a tant insisté sur la réforme du scrutin sénatorial, et pourquoi le refus opposé par l’UMP a déterminé son opposition à la révision constitutionnelle.
En effet, les grands féodaux ont désormais la capacité, et la volonté, d’établir un véritable contre-pouvoir, jusqu’à vider de leur substance certaines réformes en refusant d’appliquer la loi ou en la détournant ; mais aussi, grâce à leurs mandats parlementaires et au détournement d’usage qu’ils en font, de contrecarrer les objectifs majeurs et impératifs de remise en ordre de l’État et de maîtrise de la dépense publique. Accroître les pouvoirs du Parlement dans un tel contexte renforcera moins l’institution qu’il ne compliquera singulièrement l’action gouvernementale.
La seconde conséquence concerne le fonctionnement même du Parlement. Le cumul n’est matériellement pas compatible avec les nouvelles exigences qu’implique l’exercice quotidien du mandat parlementaire ! Comment approfondir les questions soumises au vote, comment suivre sérieusement les questions européennes, comment participer efficacement à une commission où, désormais, se fera le véritable travail d’élaboration de la loi et de contrôle de l’action gouvernementale, quand on doit également se consacrer à gouverner une ville, un département ou une région ?
De fait, ce sont les instances dirigeantes du parti majoritaire qui prendront la main au sein du Parlement. Ce sont ces instances, avec leurs appareils, leurs permanents et les groupes de pression auxquels ils peuvent être liés, qui piloteront les parlementaires. D’ailleurs, n’est-ce pas déjà avec l’UMP que le Président a dû négocier pied à pied sa révision constitutionnelle et ne s’est-il pas lui-même mis en prise directe sur son parti ?
3/ L’exécutif se laisse entraver
Logiquement, l’accroissement des pouvoirs du Parlement trouve sa contrepartie dans la réduction de ceux du gouvernement qui aura moins de prise sur les assemblées. Cela ne suffisait pas et Nicolas Sarkozy est allé encore plus loin. Il a accepté de brider l’exécutif en deux points sensibles.
Le premier, introduit à son initiative, concerne le pouvoir de nomination que détient le Président de la République. Traditionnellement, les hauts fonctionnaires [4] sont nommés par décret en Conseil des ministres, donc avec sa signature. Sous Valéry Giscard d’Estaing et plus encore sous François Mitterrand, la liste des nominations décidées à l’Elysée s’est considérablement allongée. On sait quel usage clientéliste en a été fait, et à quels abus ces nominations ont donné lieu. Par contrecoup, Nicolas Sarkozy s’était engagé à y introduire de la transparence. Désormais, à l’exception des hauts fonctionnaires précités dont les nominations sont régies par leurs statuts, toutes celles qui nécessitent la signature du président de la République seront soumises aux commissions parlementaires qui émettront un avis public (la publicité de l’avis constitue un frein efficace), et qui pourront même s’y opposer à la majorité des deux tiers. Juste retour de balancier.
Le second est plus problématique : il provient de la restriction introduite quant à l’utilisation du troisième alinéa de l’article 49 (le fameux 49-3) ; celui-ci permettait au Premier ministre d’engager la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée Nationale sur le vote d’un texte. La commission Balladur, qui cherchait une approche consensuelle avec l’opposition, avait proposé de limiter cette faculté aux seuls projets de loi de finances ou de financement de la Sécurité sociale ; Nicolas Sarkozy l’a suivie tout en ajoutant la possibilité d’y recourir pour un projet de loi ordinaire par session.
Cette restriction est particulièrement importante. L’expérience a montré que l’article 49-3, utilisé 82 fois depuis le début de la Ve République, a surtout servi soit à surmonter les réticences d’une majorité [5], soit à en contourner l’insuffisance numérique [6]. Nombre de réformes importantes sont passées grâce à l’alternative imposée aux députés : ou bien le gouvernement et le texte, ou bien pas le texte et plus de gouvernement avec le risque de dissolution en prime. Sans compter les votes obtenus par la simple menace d’y recourir.
D’un côté, le Premier ministre n’a plus la complète maîtrise du travail parlementaire ; de l’autre il perd partiellement l’usage de l’ultime instrument de contrainte. Entre les deux, ne lui reste que le recours au vote bloqué de l’article 44-3 [7], mais qui n’empêche pas une assemblée de rejeter un projet. La panoplie dont il disposait s’est réduite à peu de moyens. Il y a donc fort à parier qu’il sera de plus en plus souvent mis en difficulté par une majorité qu’il aura peine à conduire faute de ne plus disposer que d’une palette réduite d’outils pour exercer son autorité. Il est bien la principale victime de la révision.
4/ Que va devenir la fonction présidentielle ?
La principale question que pose la révision constitutionnelle est la suivante : y a-t-il encore un chef de l’État ?
Je conviens qu’elle est paradoxale ; mais l’évolution engagée depuis 1962, avec l’élection du président de la République au suffrage universel puis avec la réduction de son mandat à cinq ans et la synchronisation des scrutins présidentiel et parlementaire, se poursuit inexorablement. Nicolas Sarkozy en a prolongé la logique avec :
* d’une part la réduction à deux du nombre de mandats successifs du Président,
* d’autre part le droit qui lui est accordé de prendre la parole devant le Parlement réuni en congrès et de faire suivre sa déclaration par un débat.
Pour la première fois en France depuis le Second Empire, la cérémonie du « discours du trône » retrouve sa place dans nos institutions ; sauf que le « discours du trône » sera écrit par le Président lui-même et s’apparentera davantage au « discours sur l’état de l’Union » prononcé par le président des États-Unis. Il est clair que le statut du Président de la République vient de changer.
Certes l’article 20 confie encore au gouvernement la conduite de la politique de la nation ; certes le Premier ministre continue de diriger l’action du gouvernement, conformément à l’article 21 ; certes le gouvernement demeure responsable devant l’Assemblée nationale. Mais la révision constitutionnelle a bouleversé l’équilibre au sein de l’exécutif : en affaiblissant le Premier ministre, elle a entériné la remontée du pilotage gouvernemental au niveau de l’Elysée. Le Premier ministre est réduit au rôle de supplétif du Président, chargé de la coordination et de la gestion au jour le jour : Nicolas Sarkozy l’a d’ailleurs expliqué sans fard dans l’entretien accordé le 17 juillet dernier au journal Le Monde.
Simultanément, le président de la République s’est lui-même dépouillé de deux attributs traditionnels du chef de l’État :
* en partie, s’agissant du droit de grâce qu’il ne pourra plus exercer qu’à titre individuel,
* totalement, en ce qui concerne la présidence du Conseil Supérieur de la Magistrature désormais assurée par le Premier Président de la cour de Cassation, ce qui fait de ce Conseil, et de la magistrature en général, non plus une autorité mais bien un troisième pouvoir.
Ces attributs n’étaient pas seulement des reliquats de la royauté ! Ils témoignaient de l’existence d’une instance, visible et personnelle, placée au-dessus des partis et des aléas politiques, à laquelle on pouvait recourir en sa qualité d’arbitre suprême et impartial.
La révision aboutit de facto à rendre vacante la fonction de chef de l’État, au sens que l’on donne traditionnellement à cette fonction depuis que les institutions républicaines se sont stabilisées. En effet, qui pourra encore, de façon incontestable par son arbitrage, veiller au fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi qu’à la continuité de l’État, garantir l’indépendance nationale, l’intégrité du territoire et le respect des traités internationaux ? Peut-on être à la fois dans et au-dessus de la mêlée ?
On comprend les inquiétudes suscitées par cette évolution où d’aucuns voient une dérive bonapartiste : elle nous éloigne dangereusement des sages équilibres qui avaient fini par s’établir partout en Europe.
En fin de compte, ne restent plus que deux instances politiques entre lesquelles se joue désormais la partie, le Président et sa majorité parlementaire, en prise directe l’une sur l’autre ; et deux contre-pouvoirs : l’un visible, celui des collectivités locales ; l’autre implicite mais désormais totalement indépendant, celui des magistrats.
Si d’aventure les majorités présidentielle et parlementaire venaient à ne pas coïncider pour cause de vacance prématurée de la Présidence ou de dissolution, qui tranchera le conflit de façon incontestable, et comment ? Si l’on ne met pas un terme au cumul des mandats, comment régulera-t-on la concurrence avec des collectivités locales devenues des féodalités ? Qui tempérera un gouvernement que l’ivresse d’une victoire rendrait excessivement impétueux ou imprudent ? Qui sera garant de l’impartialité de la justice et de son bon fonctionnement ? Autant de crises potentielles dont les instruments de résolution ont disparu ou se sont émoussés. Or une Constitution n’est pas d’abord faite pour exercer le pouvoir ; elle a d’abord pour objet de réguler des pouvoirs concurrents le plus harmonieusement possible. Cette régulation est devenue incertaine.