La percée informationnelle vers la vérité sur la guerre en Géorgie a été inattendue. Cela n’a pas été le résultat des efforts de la “propagande russe”. Cette percée est le fruit d’un concert organisé à Tskhinvali, rasée par les bombardements géorgiens, un concert donné par le grand Valeri Guerguiev en mémoire des centaines (des milliers ?) de personnes tuées le premier jour de la guerre, alors que les troupes russes n’avaient pas encore eu le temps de s’interposer pour arrêter ce carnage. La percée du blocus de l’information a commencé grâce aux paroles prononcées par le maestro avant le début du concert.
C’est que Valeri Guerguiev n’est pas un spécialiste de la propagande. Il est chef de l’Orchestre symphonique de Londres, du Metropolitan Opera à New York et directeur général du Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg. Apparemment, il est le premier musicien de Russie et - sans aucun doute - l’un des cinq (ou même trois) premiers musiciens du monde. Qui plus est, il est Ossète, un fait jusqu’ici méconnu de la majorité du public russe et étranger. Guerguiev fait ce qu’il veut, il peut confirmer n’importe quelle position en n’importe quel endroit du monde et à n’importe quel moment. Il est difficile de négliger ce que dit ou fait cet homme.
Il était donc intéressant d’observer si au moins quelques uns des nombreux journalistes étrangers envoyés de Moscou en Ossétie pour constater la présence de ruines et examiner les positions depuis lesquelles les lance-roquettes Grad géorgiens avaient tiré sur Tskhinvali citeraient ou non le discours de Guerguiev.
En effet, ils l’ont cité. Et ont par-là même finalement mentionné au moins quelques faits relatifs aux événements survenus le 8 août, ce qui semble être un véritable miracle. Ils l’ont fait, bien qu’on sente parfaitement que c’était contre leur gré. Voilà par exemple un échantillon de style du Washington Post: “Nous sommes là pour que le monde apprenne la vérité”, a dit Guerguiev, Ossète d’origine né à Moscou, alors que des hommes en treillis camouflé brandissaient des drapeaux russes et sud-ossètes. “Nous devons nous souvenir de ceux qui sont morts tragiquement, à cause de l’agression géorgienne”.
Il ne fallait pas brandir les drapeaux, n’est-ce pas ? Ou bien fallait-il obliger les gens à retirer leurs treillis camouflés ?
Et voici un fragment du texte publié par Associated Press: “Jeudi, le chef d’orchestre, la barbe en brosse, a cité les déclarations précédentes des autorités russes selon lesquelles 2.000 civils étaient morts lors des combats, bien que les personnalités officielles n’aient pour l’instant confirmé que 133 morts. Il a remercié les soldats russes pour leur intervention”.
On pourrait se montrer mesquin en précisant que ces personnes ne sont pas mortes “lors des combats”, mais AVANT ceux-ci, au cours des bombardements massifs effectués de nuit par les Géorgiens contre les quartiers résidentiels, ou encore lorsque le lendemain matin, les soldats géorgiens exécutèrent les citadins. Il n’y avait alors aucun combat, les soldats russes étant arrivés plus tard. On pourrait aussi leur rappeler que les 133 personnes en question ne sont que les premiers morts enregistrés dans les documents officiels, conformément aux règles de procédure. Le travail d’enquête se poursuit, et se poursuivra encore longtemps. Les enquêteurs russes qui ont cité ce chiffre ajoutaient en plus que de nombreuses tombes fraîches étaient éparpillées dans les parcs et jardins de la ville, car les 8 et 9 août, il avait fait +30°C à Tskhinvali. Les chiffres ne sont donc pas définitifs.
Mais ne soyons pas mesquins. Car avant le requiem de Guerguiev interprété sur la place en ruines, il était tout à fait impossible, en lisant les dépêches des agences et journaux, de comprendre ce qui avait poussé l’ours russe à attaquer tout d’un coup la Géorgie démocratique. Génocide de la population civile de l’Ossétie du Sud ? Tapis de bombes et exécution d’enfants ossètes ? Que dites-vous, c’est la Géorgie qui souffre, voilà ce qui importe. L’ours s’y est introduit tout bêtement, en raison de son inimitié envers la démocratie.
Le stress psychologique des journalistes s’étant retrouvés en Ossétie, mais également celui de leur audience, atteint aujourd’hui une envergure colossale. D’où ces nombreuses tentatives pour ajouter des remarques “dans l’esprit de la vieille époque” à chaque fait prétendument nouveau qu’il est déjà impossible de passer sous silence. N’exigeons pas trop de la part de personnes qui vivent un tel choc.
A propos, il faut tout simplement s’imaginer à quel point les raisons du blocus de toute sorte d’information ne provenant pas de Tbilissi étaient sérieuses. En effet, depuis plusieurs années, on érigeait Saakachvili en exemple de démocratie à l’américaine et on livrait des armements à son armée. A présent, ces mêmes armements américains ont été utilisés pour supprimer la population civile. Comment peut-on avouer un tel fait à l’approche d’élections? Il n’y a qu’un seul moyen: bloquer toute information en gardant un visage de marbre, ne serait-ce que les premiers jours [du conflit]. Or, ces informations auraient démontré à tout le monde que les troupes russes ont fait ce qui ferait l’orgueil de n’importe quelle armée du monde: elles ont arrêté un génocide.
Par la suite, d’autres événements s’ensuivront, comme par exemple l’implantation de bases militaires américaines en Géorgie, et tout le monde oubliera ce par quoi l’affaire a commencé. (En effet, qui se souvient aujourd’hui des exécutions de masse en Yougoslavie en 1999 et avant, et qui sait qui en a été le véritable auteur?) L’essentiel est que la conscience collective ne retienne qu’une seule chose: “maintenant, tout est clair avec la Russie”. En fin de compte, le concert donné à Tskhinvali par Valeri Guerguiev sera lui aussi oublié, et on aura la chance de revenir au paysage informationnel habituel, déformé.
Il y a deux remarques à ajouter à cette triste histoire. La première concerne la “machine de propagande russe”. Celle-ci n’existe pas. Quant à ce qui existe néanmoins, même si tout cela fonctionnait rapidement et sans problèmes, on n’obtiendrait même pas le centième du potentiel dont dispose ce qu’on a l’habitude de nommer “l’Occident”. Certes, les Russes ont longtemps interdit aux journalistes d’entrer à Tskhinvali, alors que la propagande géorgienne (puis, à sa suite, américaine et européenne) montrait les images de cette ville détruite en prétendant qu’il s’agissait de la “sauvagerie des Russes”. En effet, le concert de Guerguiev est le premier cas dans lequel l’Etat russe a fait quelque chose de façon normale, bien qu’en restant toujours maladroit dans les détails. Cependant, à en juger par les informations disponibles, c’est le chef d’orchestre Guerguiev lui-même qui a incarné cette “machine de propagande”. Il a en horreur l’odieux mensonge sur l’Ossétie (ou l’absence de vérité sur ce qui s’est passé), tout comme beaucoup d’autres Russes, mais à la différence de ceux-ci, la voix de ce musicien est mieux entendue.
D’autre part, il est notoire que les bureaucrates russes ne savent pas “percer les rideaux de fer de l’information”. C’est comme ça. Mais ce n’est pas une raison pour fausser le tableau de cette guerre, en faisant passer l’agresseur, c’est-à-dire la Géorgie, pour la victime.
Autre remarque, à propos de la vérité et du mensonge. Un groupe de pays, qu’on a l’habitude de désigner comme Occident, se trouve face à un grand problème, celui de savoir comment se comporter à présent avec la Russie. Les diplomates, eux, ont déjà commencé à expliquer à Moscou qu’il importait de conserver les bonnes relations et que tout serait bientôt réglé, mais ce ne sont pas eux qui comptent. Ce qui compte, c’est le fait que l’opération spéciale mensongère menée contre la Russie aura un impact sur les sentiments que les Russes éprouveront désormais envers les Européens et les Américains. La Russie sait bien ce qui se passe. Les exemples d’art journalistique - et notamment la façon dont les médias “internationaux” ont informé leur public sur cette guerre - sont bien connus en Russie, ils y sont largement cités et suscitent un choc profond.
L’homme est un être bizarre: il n’aime pas le mensonge. Il est prêt à pardonner une violence grossière plutôt qu’un mensonge ou, pire encore, un mensonge par omission, qui est un type de mensonge particulièrement cynique. Les Russes se souviendront pendant des années et même peut-être pendant des générations du fait que les principaux médias occidentaux ont soigneusement passé sous silence pendant plus d’une semaine le génocide géorgien en Ossétie, en présentant ainsi le soldat russe comme un agresseur et un oppresseur de la Géorgie. L’époque communiste, en raison de la stupidité de la machine de propagande de l’URSS, encline elle aussi à tout passer sous silence, avait engendré des générations entières de Russes pro-occidentaux. L’époque postcommuniste, à cause de l’implacabilité bornée de la machine de propagande occidentale, engendre des générations de personnes qui ressentent du dégoût pour l’Occident. Et ceci n’est certainement pas un problème russe. Si l’on se rappelle de surcroît les tendances semblables en ex-Yougoslavie, en Indonésie (en raison du Timor oriental) et dans plusieurs autres pays encore, pays qui ont vécu des histoires identiques, on en arrive à la conclusion que le mensonge revient trop cher aux Européens et Américains.
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