Les commémorations de Mai 68 ont fait oublier cette autre révolution, d’où est née la Ve République.
Un coup d’Etat sans coups de feu. Des intrigues, des émissaires, des complots. Des malins et des cocus. Des mots d’ordre, des silences, des slogans. La gauche qui crie au fascisme et de Gaulle qui fait un magnifique numéro d’acteur. Mai 1958 fut de ces journées improbables dont l’histoire de France est coutumière, où elle semble se répéter, se parodier, même.
On peut ainsi trouver de multiples points communs avec le coup d’Etat de Bonaparte du 18 brumaire. Un régime exsangue financièrement. Une guerre qu’il ne parvient ni à gagner ni à perdre. La République en danger, menacée d’un retour du roi en 1799, d’un pronunciamiento de l’armée d’Algérie en 1958. Un héros qui se transforme en homme providentiel. Mais qui tient à respecter les formes légales. Bonaparte comme de Gaulle fomentent un coup d’Etat légal. Un oxymore. Un chef-d’oeuvre d’intoxication. Que Bonaparte ne réussira qu’à moitié, puisqu’il devra quand même se résigner, le 19 brumaire, à donner les hussards de Murat : « Foutez-moi tout cela dehors ! » De Gaulle n’aura pas besoin de Massu, qu’on comparait justement à Murat. C’est le président Coty qui appellera « le plus illustre des Français ». Le chef-d’oeuvre rêvé par Bonaparte fut réalisé par de Gaulle.
Dans ses Mémoires d’espoir, de Gaulle donne la clé : « J’ai résolu une querelle vieille de cent soixante-neuf ans. » Une querelle ouverte en juin 1789, donc, lorsque l’Assemblée nationale substitua sa légitimité à celle du monarque. Depuis, la question institutionnelle verra s’affronter ceux qui veulent remettre la tête sur le corps d’un roi - même élu par le peuple - et ceux qui défendent le règne des Assemblées contre le « retour du tyran ». Dans ce combat, les Assemblées sont prêtes à tout : coups d’Etat militaires du Directoire ; « journées » révolutionnaires ; en 1958, de Gaulle n’a pas oublié la petite combinazione électorale des « apparentements » qui l’empêcha de gagner les élections législatives de 1951 ; il connaissait sans doute aussi le récit que fit Barrès, dans son roman Leurs figures, de la mésaventure du général Boulanger qui se vit privé d’une victoire électorale indéniable par l’invalidation de dizaines de ses partisans élus démocratiquement.
« Bye, bye, vous nous coûtez trop cher »
Trace lointaine de cette histoire oubliée, la Constitution de la Ve République confiera le contentieux électoral des législatives au Conseil constitutionnel. Mais Boulanger, pressé de marcher sur l’Elysée, n’osa pas le coup d’Etat par peur, confia-t-il à Barrès, de subir l’opprobre d’un Napoléon III vilipendé pour l’éternité par le génie de Victor Hugo. On peut poursuivre jusqu’au bout la comparaison avec Bonaparte. De Gaulle revint pour sauver l’Algérie française ; quatre ans plus tard, il accorda l’indépendance à l’Algérie algérienne ; Bonaparte fut mis sur le pavois pour sauver la République ; quatre ans plus tard - lui aussi ! -, il rétablissait la monarchie héréditaire dans l’Empire.
A chaque fois, il s’agissait d’abord de remettre la France dans la « communauté des nations ». De la mettre en phase avec « son temps ». A l’époque de Bonaparte, la France était le seul pays d’Europe à ne pas vivre sous une monarchie héréditaire. Quand de Gaulle revint au pouvoir, la France était la dernière puissance - avec le Portugal ! - à conserver un empire colonial. Le plan de Constantine de développement de l’Algérie coûtait cher. « Puisqu’on ne peut pas leur donner l’égalité, qu’on leur donne la liberté, bye, bye, vous nous coûtez trop cher », gouaillait de Gaulle devant Peyrefitte. Et puis de Gaulle ne croyait nullement aux vertus magiques de l’« intégration », terme inventé par les partisans de l’Algérie française : « Ceux qui prônent l’intégration ont une cervelle de colibri. Les Français et les Arabes, c’est comme l’huile et le vinaigre. Mettez-les ensemble dans une bouteille. Mélangez-les. Après un temps, ils se sépareront. »
Dix ans plus tard, les étudiants défilaient dans la rue. Eux aussi rejouaient l’histoire de France, mais celle des journées révolutionnaires. Jusqu’à les parodier. Comme s’ils imitaient de Gaulle pour mieux le renverser.