La Croatie est un vrai laboratoire pour étudier le phénomène de l’identité mimétique pris au sens large. Ce petit État se prête idéalement à une bonne étude d’un pays «malgré soi» et de la façon dont l’américanisme joue un rôle déterminant dans la formation de sa conscience nationale. Dans une large mesure, la symbolique identitaire et la mauvaise appréhension de l’Autre furent à l’origine du conflit serbo-croate. A l’époque, les nationalistes croates ne pouvaient se définir sans afficher leurs sentiments antiserbes ; aujourd’hui, en raison de nouvelles données géopolitiques, on se demande s’ils peuvent fonctionner sans pour autant singer l’américanisme.
Toute société multiculturelle, comme l’ex-Yougoslavie l’a bien montré, est profondément fragile et risque d’éclater à tout instant. Le climat du faux semblant multiethnique était la marque déposée de la Yougoslavie titiste qui avait réussi à duper un grand nombre d’observateurs occidentaux. Or l’Amérique s’est toujours fichée éperdument du sentiment identitaire, des Serbes comme des Croates. D’ailleurs, elle a inlassablement répété tout au long de l’année 1991 qu’elle ne donnerait pas son aval à l’indépendance croate et ainsi fut donné le feu vert à l’agression de l’armée yougoslave contre la Croatie. En 2008, en revanche, cette même Amérique n’a pas hésité à miser sur les sentiments antiserbes des Croates pour crédibiliser le processus de création de l’état-avorton du Kosovo.
Cependant, avec la rapide américanisation de la Croatie par le biais de l’OTAN et de l’Union Européenne, l’identité nationale croate est plus ou moins vouée à disparaître. Il s’agit d’une érosion « soft » mais elle est gravissime. Le meilleur vecteur de ce phénomène est l’Amérique elle-même, car ce pays fonctionne de moins en moins comme un État tandis que son idéologie multiculturelle « à la yougoslave » devient un bon substitut pour les anciennes identités nationales. En ce début du XXIe siècle, le processus d’américanisation fait des nouveaux États des Balkans une grotesque décalcomanie de la lointaine Amérique.
En dépit du caractère bouffon de leur imitation de tout ce qui est américain, imitation dont ils sont très fiers, les Croates et leur classe politique ne s’en croient pas moins les meilleurs héritiers de l’américanisme. Les anciens fonctionnaires communistes croates sont, en effet, convaincus d’en être les plus dignes émules. «Voilà pourquoi les anciens apparatchiks communistes, » remarque Claude Karnouh, « tant ceux des institutions politico-policières que de l’économie planifiée, se sont si facilement adaptés à l’économie de marché et se sont complus à brader sans vergogne le bien commun par des privatisations massives qui représentent, à coup sûr, le plus grand holdup du siècle sur la propriété collective ».
La perception fantasmée de l’Amérique ne fait que renforcer l’expansionnisme américain. On a beau critiquer les USA pour leur prétendu hégémonisme dans les Balkans, force est de constater que c’est souvent la singerie à laquelle se livrent volontairement les peuples croate, bosniaque, slovène et albanais qui sert de tremplin aux appétits américains. La servilité des élites croates envers les élites américaines est en quelque sorte la conséquence logique de leur ancienne soumission à l’égard de leurs précédents maîtres, vénitien, hongrois ou autrichien. Il n’y a pas si longtemps, c’étaient Belgrade et les Serbes qui rendaient les Croates «plus yougoslaves» que les Serbes eux-mêmes ; aujourd’hui, ce sont diverses institutions américaines qui mènent la danse en coulisse. Autrefois, il était de rigueur pour les communistes croates de faire le pèlerinage de Belgrade ; aujourd’hui ce sont Washington et, le cas échéant, Tel Aviv qui servent de lieux saints à leur nouvelle identité.
On s’aperçoit vite que l’identité de l’homo americanus ne diffère pas beaucoup de celle de son homologue ex-communiste, l’homo jugoslavensis. Après une première extase suscitée par la liberté et l’indépendance, les Croates sont en train de perdre toutes traces d’une souveraineté que même l’ex-Yougoslavie avait su tant bien que mal préserver. Pour l’homme de la rue, l’américanisation est toujours perçue comme une promesse de richesse. Si l’Amérique ne les avait pas séduits par son apparente opulence, la plupart des Croates seraient encore bien heureux de vivre dans la Yougoslavie communiste. Par son effet négatif, le référent «communiste» a longtemps servi de puissant support au rêve américain.
Au fond, dans la Croatie d’aujourd’hui, les élites politiques et médiatiques se composent essentiellement d’apparatchiks communistes qui se sont convertis après la Guerre Froide en idéologues du libéralisme et de l’américanisme, et dont la démocratie importée d’Amérique se réduit souvent à l’incantation de termes comme «droits de l’homme» ou «marché libre. Cela semble aujourd’hui bien arranger les institutions supra-étatiques comme l’OTAN ou l’EU car celles-ci ne semblent intéressées que par un seul but, à savoir permettre aux entreprises d’Europe Occidentale et d’Amérique de s’approprier les principales richesses industrielles et naturelles du pays. En conséquence, les élites américaines ne s’étonnent pas du tout de voir les nouvelles élites croates conceptualiser le rêve américain et occidental d’une façon très éloignée de la réalité. En effet, des pays balkaniques aux pays baltes, la majorité des politiciens est-européens se compose de fils et de filles de communistes qui, pour des raisons géopolitiques et technoscientifiques, se sont recyclés et convertis en farouches Américanophiles. Rétrospectivement, on peut se demander dans quelle mesure les ex-post-communistes croates croyaient vraiment en leurs anciennes divinités communistes… Reste à découvrir maintenant s’ils resteront longtemps fidèles à leur nouveau credo du marché libre façonné par l’Amérique.
Le Croate moyen est souvent en proie à des accès d’identité négative comme en témoigne l’histoire de ses relations avec ses voisins, Serbes, Hongrois, Italiens ou autres. La dernière influence en date est celle des Américains. En raison de leur manque d’identité étatique, les dirigeants croates, à l’instar des autres fonctionnaires est-européens, ont appris, il y a bien longtemps, à survivre grâce a l’usage immodéré de la langue de bois. Aujourd’hui, ils vont bruyamment applaudir les Américains et le jour suivant, ils se mueront aussi facilement en antiaméricains primaires. La loyauté civique, l’esprit d’initiative, l’engagement professionnel et l’indépendance économique sont presque inexistants. Dans la Croatie postcommuniste, l’idée s’est répandue que pour réussir dans le libéralisme moderne tel qu’il est prêché par l’Amérique, il faut être un escroc. Pour tous les Croates rompus à la pathogenèse communiste, la “frime” politique est un mode de vie.
L’impact de l’américanisme en Croatie se révèle d’ores et déjà plus nocif que le legs du yougo-communisme. Force est de constater qu’au moment où la répression communiste battait son plein en Croatie communiste, les universitaires américains enseignaient la scolastique freudo-marxiste, tout en prenant le multiculturalisme yougo-titiste comme modèle social. Plus tard, quand la Yougoslavie est morte, ces mêmes professeurs américains ont jugé nécessaire de remplacer leur discours marxiste par un discours libéral. Mais ils n’ont pas abandonné pour autant leurs anciens objectifs de promiscuité mondialiste. De leur côté, au lendemain de la Guerre Froide, les dirigeants croates avaient cru qu’à l’aide de slogans pro-américains, ils ouvriraient la route à l’occidentalisme et se dédouaneraient ainsi de leurs péchés communistes. Ce fut surtout évident en 2000, lors de l’arrivée au pouvoir d’une équipe profondément inféodée aux intérêts américains. Dès lors, la servilité vis-à-vis de l’américanisme ne connut plus de bornes. Tout le monde s’est gargarisé en Croatie de mots tels que «croissance économique», «privatisation», «globalisation», et «intégration euro-atlantique», sans savoir au juste ce que signifiaient ces expressions. Or, cette phase d’américanolâtrie arrive lentement à expiration, laissant de nombreuses interrogations quant à l’avenir des Balkans. On ne peut pas totalement éliminer l’hypothèse de voir les Croates, guéris de l’expérience libérale « made in USA », se retourner soudain, et par défi, vers des leaders plus musclés. L’Amérique, telle qu’elle a fonctionné dans l’imaginaire croate, est loin de se concrétiser. Il reste donc aux Serbes et aux Croates à définir quel est vraiment leur ennemi principal…